De Corporis Fabrica II : L’interstitium au coeur de la santé fasciale

La matrice interstitielle pour glisser

Aussi novatrice que soit cette description du système myofascial, l’aspect le plus déterminant des travaux récents sur les fasciae concerne sans doute les espaces interstitiels qui constituent la partie liquidienne de la MEC intercalée entre chacune des couches fasciales. En effet, les nouvelles méthodes de dissection évoquées précédemment non pas seulement permis de montrer la réalité de couches fasciales distinctes mais également de faire apparaitre les lames liquidiennes s’immisçant entre elles : le tissu conjonctif lâche (TCL).

Lames interstitielles de Tissu Conjonctif Lâche – Source : « Atlas fonctionnel du système fascial humain » de la Pr Carla Stecco

Prélevés et analysés au microscope, des échantillons de TCL ont montré qu’il consiste en un gel de substance fondamentale fortement aqueux structuré par des protéoglycanes (PG) ou un glycosaminoglycane (GAG), l’acide hyaluronique (AH).  A l’instar des éléments matriciels membraneux composée d’éléments fibreux (majoritairement collagènes et élastine), le TCL est secrété par des fibroblastes en grande partie en réponse aux stimulis mécaniques qu’ils perçoivent 1, 2. La nature différente des composants secrétés dépendrait du type de contraintes auxquels ils réagissent, les fibroblastes construisant les membranes étant sensibles aux tractions, ceux structurant les espaces interstitiels aux compressions et aux cisaillements des tissus. Les microbiologistes spécialistes de la MEC ont découvert de nombreux PG intervenant dans la consistance matricielle qui, s’ils jouent un rôle mécanique essentiel, assument également des fonctions de signalisation impliqués dans la régulation de divers processus cellulaires 3. Ce qui laisse entrevoir un « dialogue » mécanosensoriel entre les cellules et leur microenvironnement. Par ailleurs, l’AH 4 semble posséder des propriétés rhéologiques interstitielles essentielles au glissement interfasciaux et l’équipe de Carla Stecco a mis en évidence une variété de fibroblastes sécrétant spécifiquement de l’AH, les fasciacytes 5. Capable de créer de grandes structures polymériques capturant les molécules d’eau, il possèderait des propriétés lubrifiantes exceptionnelles nécessaires aux glissements des couches membraneuses entre elles 6, 7. La consistance visco-élastique du TCL qui fluctue de liquide à celle d’un gel plus ou moins visqueux, comme la sécrétion et la polymérisation de l’AH, dépendent des conditions électrochimiques matricielles locales 8, 9, notamment de la température ou du pH, mais également, en raison de la mécanosensibilité des fibroblastes, des forces qui parcourent la MEC.

La mécanosensorialité au cœur de la danse fasciale

Si les glissements des couches fasciales entre elles sont nécessaires aussi bien à l’animation et à la coordination de système myofascial de l’enveloppe corporelle, la sensibilité mécanique est un aspect central indispensable à la régulation de cette chorégraphie. Cette mécanosensorialité se situe à chaque niveau d’organisation puisqu’elle implique la mécanosensitivité des cellules 10 communiquant avec leur microenvironnement et la mécanoréception des tissus dont une multiplicité de capteurs fournit les informations proprioceptives et tactiles au système neuro-musculaire. Au fur et à mesure de l’évolution, à l’instar des cellules, les tissus se sont dotés de différents type de récepteurs disséminés dans l’ensemble du réseau fascial assurant la perception de toute une palette de stimuli nécessaire au contrôle du mouvement. Comme l’a montré Schleip 11, les modèles de régulation proprioceptifs ne recensent qu’une partie limitée des capteurs impliqués dans la régulation de la posture et du mouvement. Les récepteurs de Golgi, réagissant à la traction, ne sont par exemple étudiés que pour leur présence au sein des tissus tendineux alors qu’ils semblent être disséminés dans l’ensemble des tissus fasciaux. Les récepteurs de Pacini/Paciniformes comme ceux de Ruffini réagissent à la pression, fugace pour les premiers, prolongée pour les seconds sont présents dans nombre de structures fasciales et leur répartition semble liée aux fonctions spécifiques assumées par ces tissus. Plus intéressant : l’étude d’un nerf spécifique d’un muscle, comme le nerf tibial, montre qu’il contient trois quarts de fibres sensitives pour un quart seulement de motrices et surtout que si l’on recense des fibres I et II affectées aux récepteurs mentionnés précédemment, on dénombre quatre fois plus de fibres III et IV véhiculant l’information capteurs quasiment ignorés par les chercheurs. Ces récepteurs semblent être des capteurs interstitiels présents dans presque tous les tissus fasciaux, notamment dans le périoste, pour lesquels le Pr Schleip propose la dénomination de récepteurs tissulaires myofasciaux interstitiels. Impliqués aussi bien dans la thermo et la chémoception que dans la mécanoperception, ils réagiraient aux modifications de la vasodilatation (notamment l’extravasation plasmatique) comme aux mouvements articulaires et à l’étirement cutanée et fascial. Ils déclencheraient également des réponses neurovégétatives avec des modifications de la fréquence cardiaque, de la tension, de la respiration.

Comme les fasciae longtemps ignorés en raison du manque d’intérêt qu’ils suscitaient auprès des anatomistes, les récepteurs mécaniques qu’ils abritent n’ont fait que peu l’objet d’investigations scientifiques. L’évolution des conceptions fonctionnelles de l’appareil locomoteur, fondés jusqu’ici sur un modèle discret de contrôle articulaire par le système neuro-musculaire, doit prendre en compte l’ensemble de ces récepteurs dans le continuum myofascial de l’enveloppe corporelle. La continuité tissulaire de ce réseau s’accompagnant d’une continuité sensorielle dont la dissémination des récepteurs varie selon les fonctions assumées par chaque région. En superficie, la dissociation sensibilité tactile/proprioception assurée structurellement par les espaces créent par les retinaculum entre la peau et les fascias superficiel et profond permet d’individualiser la sensibilité tactile et de la proprioception, la perception de l’environnement et le mouvement. Sauf dans les régions en contact direct avec l’environnement au niveau plantaire et palmaire où les deux structures fusionnent pour, semble-t-il apporter la meilleure connexion à l’environnement. La double nature des contraintes mécaniques, en traction et en pression, fait également l’objet de mécanorécepteurs différents dont l’importance de la présence au sein des tissus dépend là aussi des nécessités fonctionnelles. On peut ainsi observer que dans les jonctions myotendineuses les organes tendineux de Golgi sont plus présents aux confins du muscle alors que les corpuscules de Pacini deviennent plus nombreux quand on s’en éloigne. Enfin, la multiplicité des capteurs interstitiels apporte une réactivité neuro-végétative essentielle à la régulation liquidienne autant locale que générale : impliquée dans les processus vaso-dilatatoires locaux aussi bien que dans la régulation de la pression artérielle ou la fréquence cardiaque.

Densification : la double vie des fibroblastes

L’illustration la plus remarquable de cette interaction mécanique entre les niveaux cellulaires et tissulaires est certainement le développement des retinaculum, tout particulièrement pendant les premières années de la vie où l’enfant acquiert ses compétences locomotrices. À la naissance, l’enveloppe corporelle présente déjà sa structure multicouche, les contractions des muscles lors des mouvements intra-utérin du bébé ayant déjà stimulé l’action fibroblastique façonnant l’axe des trames collagènes. Cependant, les fasciae péri articulaires restent relativement informes sans organisation, ce qui ne permet pas au jeune humain de marcher et encore moins de courir. La découverte et l’exploration du monde extra-utérin soumis à la gravité vont peu à peu mettre son système myofascial à l’épreuve des contraintes. Ses fibroblastes vont construire lentement, surtout pendant les trois premières années de sa vie aérienne, des réseaux péri-articulaires de trames collagéniques denses, les retinaculum, destinés à créer des « rails » fonctionnels de maintien antigravitaire. En interaction permanente avec son système neuro-musculaire, cette armature fasciale lui permet d’acquérir progressivement les capacités visco-élastiques spécifiques nécessaires au maintien de son squelette axial (vers 6 mois), de se tenir debout (vers 1 an) puis de marcher de manière sûre pour enfin posséder l’élasticité essentielle à l’impulsion des sauts de la course. Spécifique aux humains, la locomotion bipède tire parti des propriétés élastiques tissulaires de ce réseau de densification des retinaculum : moins performante en puissance et en vitesse que la quadrupédie des autres mammifères, elle lui confère une économie énergétique adaptée à ses exceptionnelles capacités d’endurance 12.

Cependant, cette capacité de construction des fibroblastes en réponses aux contraintes mécaniques si nécessaires à la croissance du corps présente une face sombre… En effet, l’action de ces bâtisseurs infatigables ne s’arrête pas à l’âge adulte mais se perpétue tout au long de la vie de l’organisme 13,14. Réagissant aux modifications du microenvironnement occasionnés par les processus inflammatoires 15, que celui-ci soit lié à une agression traumatique locale (entorse, fracture, contusion…) ou à des modifications métaboliques plus générales médiées par des stimuli humoraux (notamment le facteur de croissance TGF-β se coordonnant avec d’autres plus spécifiques tels que CTGF, PDGF, NGF et IDF 1…), les fibroblastes vont activer leur production matricielle. Ne répondant pas aux stimulations mécaniques fonctionnelles, ils vont sécréter ou résorber les composants matriciels aussi bien membraneux (principalement des fibres de collagènes) que liquidien (PG et AH 16) reconfigurant la MEC de manière anarchique que l’on peut observer au microscope 17, 18.  Si les conditions inflammatoires locales, normalement transitoire dans un développement cicatriciel normal, perdurent, ce remaniement matriciel va altérer durablement la structure tissulaire locale : on parle alors de fibrose.

Rigidification matricielle lors du vieillissement, d’un processus cicatriciel ou d’une atteinte tumorale 17

Aspects cliniques de la densification pathologique

Modifiant les propriétés mécaniques du tissu fascial et la qualité de ses glissements, la fibrose se manifeste cliniquement comme une densification locale détectée assez facilement par la main des thérapeutes manuels. Perçue comme une aspérité, un « grumeau » dans la fluidité générale du système fascial, la difficulté pour le praticien tiendra moins à sa capacité à déceler cette densification qu’à sa faculté à identifier la zone où elle se situe 19, 20. En effet, générant localement une concentration de contraintes, cette densification fibrotique va altérer la transmission des forces à distance, particulièrement par l’intermédiaire du réseau des retinaculum. Peu à peu, elle va modifier toute la mécanique de la toile fasciale et la mécanoperception entrainant une modification des stratégies locomotrices. Au cours du temps, le système va s’adapter en trouvant un nouvel équilibre mais en générant un certain nombre de points de tension, densifications secondaires qui vont à leur tour générer des surcontraintes et activer des mécanorécepteurs distants. A terme, lorsque dans une zone fasciale, l’activation sensorielle de ces récepteurs devient trop intense et dépasse le seuil nociceptif, elle devient douloureuse. On parle alors de lombalgie, de cervicalgie, de talalgie, toutes ces algies qui rendent notre corps tout à coup insupportable, étranger et le mouvement si pénible…

Il apparait ainsi évident que la zone douloureuse, symptomatique, le réseau de tension, les densifications secondaires et celle à l’origine du processus constitue un jeu de piste que le praticien devra suivre afin d’apporter une solution aux plaintes du patient. Cependant, il serait vain de rechercher manuellement les zones densifiées, la palpation exhaustive de la seule surface corporelle prendrait trop de temps. De plus, cela supposerait que seule celle-ci impliquée dans ces processus. Or, elle ne représente que la partie superficielle, la plus abordable, de notre réseau fascial affectée à la locomotion. Comme les icebergs dans l’océan, la partie la plus importante se trouve immergée. Chacun de nos organes, notamment nos viscères et notre système nerveux, à l’instar de l’enveloppe corporelle locomotrice, sont des constructions matricielles complexes susceptibles également d’être le siège de densifications. Préservant leur intégrité et les rattachant à l’enveloppe corporelle, ils sont enveloppés de fasciae d’investissement et d’insertion, comme les fasciae épimysiaux et aponévrotiques de nos muscles, qui les relient au réseau tensionnel fascial 21. Cependant, la sensibilité intéroceptive propres à ce réseau profond nous est moins perceptible, n’affectant que peu notre proprioception. Ainsi lorsque les fibroses affectent nos organes, les concentrations de contraintes qu’elles induisent vont se propager silencieusement, par ce réseau fascial enfoui, jusqu’à l’enveloppe corporelle. C’est par elle que nous percevrons les stimulis nociceptifs, douloureux, qui résultent des tensions causées par ces fasciae internes. Nombre de douleurs que nous percevons à la surface de notre corps ne sont ainsi bien souvent que des sensations projetées pour lesquelles le praticien devra apprendre à « lire les corps ». Pour cela, il devra maitriser l’ensemble de l’anatomie fasciale et intégrer le réseau complexe des fasciae internes, viscéraux voir méningés et l’interaction mécanosensorielle complexe qu’ils sous-tendent. Mais peut-être avant tout chose, c’est l’histoire mécanobiologique de chacun des événements susceptibles d’être une source dysfonctionnelle de stimulation des fibroblastes, à l’origine de la densification, qui devra être interrogée. Mêlant les connaissances anatomiques, biologiques et histologiques des tissus et la compréhension des mécanismes physiopathologiques menant de la dysfonction à la fibrose, cette investigation corporelle quasi psychanalytique est une aventure thérapeutique conjointe, à la recherche des zones intimes où se nouent les densifications fasciales à l’origine de la plainte du patient. Alliant ces compétences thérapeutiques à sa maîtrise technique et à son expérience, le praticien manuel contribuera ainsi à lui permettre de retrouver la fluidité de son corps et le plaisir de faire danser ses fasciae.

Bibliographie

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  18. Yang, S., & Plotnikov, S.V. (2021). Mechanosensitive Regulation of Fibrosis. Cells, 10.
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De Corporis Fabrica I : L’architecture fasciale de la matrice extra-cellulaire

Des origines de la Matrice Extra-Cellulaire…

Comme le rappelle le paléontologue Neil Shubin dans son livre fascinant consacré aux étapes cruciales de l’évolution des corps « au commencement était le poisson », si les 4,5 Ga de l’histoire de la vie sont replacés sur une échelle d’une année, les premiers êtres pluricellulaires apparaissent en octobre …. et l’homme le 31 décembre ! De janvier à septembre, 3,5 Ga pendant lesquels, les conditions inhospitalières de la Terre des origines ont concouru à engendrer, à partir de la matière inorganique originelle, toute une multitude de matériel moléculaire préalable à la vie. Les premières cellules sont nées de cette évolution abiotique, toutes tirant leurs ressources énergétiques des mêmes processus d’oxydo-réduction 1 (transfert d’électron couplé à des protons).  Se livrant une lutte sans merci pour la survie, des multitudes de formes de vie unicellulaires n’ont cessé de proliférer en expérimentant les voies les plus improbables, sélectionnant les meilleures d’entre elles, prenant des formes inimaginables dont la plupart ont disparu. Toutes ces « expériences évolutives » successives ont permis un foisonnement extrêmement diversifié d’outils qui ont fourni aux cellules tous les matériaux nécessaires à l’élaboration des premières enceintes multicellulaires. Selon Kloareg et al 2, « la multicellularité a évolué au moins 25 fois au cours de l’histoire évolutive des eucaryotes, mais seule une poignée de ces lignées multicellulaires comprend ce qui pourrait être considéré comme des organismes multicellulaires complexes. ».

Suite à la Grande Oxydation, survenue il y a 2,35 Ga, déclenchée par l’action des cyanobactéries photosynthétiques et à l’endosymbiose des mitochondries 3, 4 fournissant aux cellules eucaryotes des ressources énergétiques démultipliées, le vivant va changer d’échelle vers -850 millions d’années. Répondant à la pression de sélection intense qui s’exerçait sur elles, les cellules auraient trouvé avantage à se rassembler en développant une Matrice Extra-Cellulaire (MEC) pour optimiser leurs ressources en nutriments et échapper à la prédation en créant les premiers organismes multicellulaires 5. L’expansion de la MEC a joué un rôle central dans l’acquisition de la multicellularité complexe, définie comme possédant un plan corporel macroscopique composé de plusieurs types de cellules et construit par des programmes de développement impliquant division et différenciation cellulaire. Fournissant aux cellules un support pour s’arrimer et/ou s’agréger entre elles, les MEC qu’elles sécrètent forment des réseaux supramoléculaires complexes, à la fois rigide et flexible, les protégeant mécaniquement de l’écrasement aussi bien en milieu aquatique contre la pression de l’eau 6 que terrestre, antigravitaire 7. Tout en aménageant des espaces liquidiens propices aux échanges nutritifs et à l’élimination des déchets. Elles sont également très impliquées dans la signalisation essentielle au développement et à la migration cellulaire et aux réponses de défense, particulièrement l’immunité innée 8, 2.

Schéma de l’évolution de la MEC chez les Métazoaires 5. 

5. 

… aux organisations fasciales des animaux

L’évolution de cette multicellularité complexe concerne aussi bien les algues, les champignons et les plantes que les animaux avec des MEC extrêmement diverses mais dont les structures et les fonctions présentent des convergences étonnantes. Les MEC des plantes forment des structures rigides, composées majoritairement de fibres de cellulose semi-cristalline fournissant l’ancrage pour les autres composants, notamment pour des glycanes réticulants, et apportant la « charpente mécanique » alors que d’autres molécules comme les pectines aménagent des espaces matriciels poreux propices aux échanges et enveloppant les autres composants. Les MEC animales, nécessairement dynamiques, construisent des architectures membraneuses plus souples avec des éléments de soutien osseux extrêmement rigides presque minéraux à partir de protéines de structure (collagènes, élastine et fibrilline, laminines, etc.) et des inclusions interstitielles, incompressibles tout en permettant circulation et échanges. Ces espaces liquidiens sont structurés par des molécules aux propriétés uniques de tampon, d’hydratation, de liaison et de résistance à la force, les glycosaminoglycanes (GAG) sulfatés (héparane sulfate ou héparine, chondroïtine sulfate, kératane sulfate et dermatane sulfate) formant des macromolécules de protéoglycanes (PG), liés à une tige protéique spécifique et un GAG non sulfaté, l’acide hyaluronique (AH). Structurellement, toutes ces MEC présentent schématiquement deux typologies spécifiques, qui se mêlent l’une à l’autre, selon qu’elles assurent leur intégrité face aux contraintes physiques environnementales ou constituent un substrat liquidien, reproduisant le milieu marin originel, répondant aux besoins nutritifs ou immunitaire. Les structures fibreuses des plantes et membraneuses des animaux répondent à la première nécessité alors que les pectines ou les protéoglycanes aménagent des espaces d’échanges liquidiens indispensables à la vie cellulaire.

Eléments matriciels membraneux 15
Elements matriciels interstitiels 15

Chez les animaux, avec la complexification des corps, la MEC a évolué pour construire les tissus à partir desquels se forment les organes abritant des cellules spécialisées dans un certain nombre de fonctions précises contrairement aux cellules primitives omnipotentes. Leurs organismes multicellulaires complexes possède ainsi un certain nombre d’organes composant un certain nombre d’appareils assurant une fonction spécifique : respiratoire, circulatoire, urinaire, cutané, hypothalamo-hypophysaire ou digestive. Histologiquement et anatomiquement pour chaque organe, on retrouve les deux types de MEC évoquées précédemment : une MEC interstitielle associée à la fonction de l’organe et répondant aux besoins propres des cellules spécialisées le constituant et une autre structurante lui conférant sa forme et sa connexion à l’ensemble de l’organisme. Cette dernière constitue un lacis continu entremêlant l’ensemble des organes pour les arrimer à l’enveloppe corporelle, spécialisée dans la locomotricité.

Locomotricité et évolution du système myofascial de l’enveloppe corporelle

Auparavant assurée par les cils et les flagelles des cellules, les organismes multicellulaires se sont dotés d’appareils neuro-musculaires complexes capables de propulser l’ensemble de leur corps. Phylogénétiquement, le neurobiologiste Daniel Wolpert avance d’ailleurs l’hypothèse que neurones comme cellules musculaires se soient développés afin de répondre à cette nécessité locomotrice. Il en veut pour preuve l’ascidie qui possède un système neuro-musculaire dans la première partie, animale, de sa vie qu’elle digère lorsqu’elle se fixe à un support minéral dans la seconde, végétale. L’évolution de la MEC de l’enveloppe corporelle chez les animaux serait donc intimement liée au développement du système neuro-musculaire. De plus, certains travaux 9, 10 montrent que l’acquisition de capacités locomotrices de plus en plus performantes soit corrélée à une adaptation spécifique de la mécano-sensorialité, impliquant aussi bien le toucher et que la proprioception.

Chez les vertébrés, l’évolution de la locomotricité est marquée par l’adaptation progressive aux contraintes gravitaires qui semble s’être opérée en trois grandes étapes successives :

  • La reptation : la contraction simultanée des groupes épaxiaux et hypaxiaux, se propage par vague, segment par segment et de manière alternative entre les côtés droit et gauche tout au long de l’axe vertébral en direction cranio-caudale 11. Cette alternance rythmique génère la force de propulsion ondulante caractéristique des vertébrés aquatiques et des poissons en particulier.
  • La traction : générée par les membres des êtres terrestres produisant des mouvements alternés avant arrière et inversement pour progresser tout en rampant sur le ventre. Depuis le Tiktaalik 12, premier tétrapode à posséder une ébauche d’omoplate, c’est le mode de déplacement typique des reptiles.
  • La suspension sur les membres :  elle permet le transport des structures axiales sans qu’elles restent en contact avec le sol, caractérisée par deux types de locomotion suivant la vitesse de déplacement avec des mouvements pendulaires pour la marche (ou le pas) ou des impulsions pour la course (ou le trot et le galop). Mode de déplacement spécifique des mammifères leur permettant de s’affranchir des contraintes gravitaires, elle s’effectue essentiellement par la quadrupédie, la bipédie alternée chez l’homme représentant une exception.

Il est remarquable que chacune de ces étapes conserve les acquis de la précédente. Ainsi, si les reptiles utilisent la traction alternée de leurs membres, leur axe vertébral continue d’onduler alors que les mammifères conservent dans leur schéma moteur ces deux modes d’action auxquels s’ajoutent leur capacité à se hisser sur leurs pattes dont seule l’extrémité reste en contact au sol. Cette évolution nécessite une aptitude motrice de plus en plus performante mêlant puissance et finesse pour lesquelles la proprioception de l’ensemble du système myofascial de l’enveloppe corporelle et les capacités tactiles des extrémités apportent les informations mécano-sensorielles essentielles au réglage neuro-mécanique 9. Bien évidemment, s’y ajoutent les informations sensorielles visuelles et labyrinthiques des organes céphaliques.

Organisation myofasciale de l’enveloppe corporelle

Anatomiquement, comme le décrit la professeur Carla Stecco dans son « Atlas Fonctionnel du système fascial humain », l’enveloppe corporelle humaine présente une organisation spécifique héritée de cette évolution. Elle présente de manière systématique une stratification sous la couche épithéliale du revêtement cutané avec le fascia superficiel qui sépare l’hypoderme, ou subcutis, en deux couches : le tissu adipeux superficiel (TAS), directement sous cutané, et le tissu adipeux profond (TAP), entre le fascia superficiel et le fascia profond. Les TAS et TAP s’avèrent assez similaires, différant principalement par l’orientation des rétinaculums cutanés qui assurent liaison entre le derme et le fascia superficiel et entre ce dernier et le fascia profond. Les espaces délimités par les retinaculums constituent des compartiments remplis de lobules graisseux.

Source : « Atlas fonctionnel du système fascial humain » de la Pr Carla Stecco

Coupe schématique de l’enveloppe corporelle présentant la structure de l’hypoderme avec de la superficie à la profondeur la peau, le TAS, le fascia superficiel, le TAP et le fascia profond enveloppant les fibres musculaires.

Cette stratification s’observe sur toute la surface de la paroi corporelle avec quelques particularités locales en raison du rôle fonctionnel spécifique de certaines régions :

  • La galéa capitis qui enveloppe le crâne où l’espace entre fascia superficiel et profond est très réduit sans présence de graisse
  • La présence de muscles sous cutanés insérés dans le fascia superficiel, très présent chez les animaux (panniculus carnosus), n’est conservé que pour les muscles platysma du cou, le système musculaire aponévrotique superficiel, le sphincter anal externe de la région anale et le muscle dartos du scrotum
  • Quelques lignes d’adhésions où les fasciae superficiel et profond adhèrent séparant l’hypoderme en quadrants
  • Les faces palmaires et plantaires des mains et des pieds formés par la fusion des deux fasciae, le TAP étant totalement absent et le TAS très mince afin d’arrimer très fortement la peau aux fasciae. Comme nous l’avons évoqué précédemment, cette conformation permet à ces zones de contact d’apporter des informations aussi bien tactiles que proprioceptive extrêmement précises pour le réglage locomoteur.
Lignes d’adhésion fasciales – Source : « Atlas fonctionnel du système fascial humain » de la Pr Carla Stecco

Si le fascia superficiel est abordé dans l’atlas, c’est principalement le fascia profond qui est au centre des descriptions détaillées de la Pr Stecco. Contrairement aux ouvrages anatomiques classiques le décrivant comme un tissu conjonctif dense irrégulier du fait de l’enchevêtrement apparent des fibres visibles à l’œil nu, elle suggère que le fascia profond est un tissu bien organisé. Grâce à des méthodes de dissection réalisées sur des cadavres frais non embaumés, elle montre que le fascia profond est en réalité constitué de deux ou trois couches membranaires adjacentes suivant les régions (3 pour les zones axiales, 2 pour les membres). Pour chacune des couches, des fibres collagènes bien organisées et denses présentent une orientation unique permettant la mise en action directionnelle précise des fibres musculaires connectées à chaque lame lors de leur contraction.

La dissection fine du fascia profond laisse clairement apparaitre l’orientation unidirectionnelle des fibres de collagènes de chaque couche – Source : « Atlas fonctionnel du système fascial humain » de la Pr Carla Stecco

Elle distingue deux types de couches de fasciae profonds qui différent aussi bien structurellement que fonctionnellement :

  • Les fasciae aponévrotiques qui forment nappes fasciales engainant les grands muscles du tronc et se prolongeant vers les membres comme des manchons. Ils relient ainsi l’ensemble des muscles entre eux en formant un continuum directionnel définissant des lignes d’action spécifiques afin de maintenir la posture et de coordonner les mouvements.
  • Les fasciae épimysiaux qui enveloppent les corps de chaque muscle au sein desquels ils se prolongent par le périmysium et l’endomysium qui organisent des poches imbriquées successives. Les myofibrilles sont finalement disposées dans les structures alvéolaires formées par les enceintes endomysiales dont la direction des fibres détermine la ligne d’action des forces qui sont transmises aux périmysiums puis aux épimysiums.
A gauche 14:
(A)   Schéma de l’organisation de l’épimysium, du périmysium et de l’endomysium dans le muscle
(B)   Représentation schématique des zones de jonction entre le périmysium épais et l’endomysium des fibres musculaires dans la couche superficielle du fascicule.
(C)   Représentation schématique des myofibrilles d’une cellule musculaire individuelle résidant dans le réseau en nid d’abeille de l’endomysium.
A droite : coupe histologique montrant l’insertion des fibres musculaires dans le réseau fascial (source – « Atlas fonctionnel du système fascial humain » de la Pr Carla Stecco

Ainsi, l’organisation structurelle de ces fasciae permet de créer de manière locale des organes musculaires produisant des forces par contraction des cellules musculaires qui sont transmises de manière précise aux points d’ancrage des fasciae épimysiaux. Afin que l’ensemble de ces organes soient coordonnés mécaniquement entre eux, les fasciae aponévrotiques véhiculent des informations de réglage nécessaires au maintien postural et à la précision des mouvements 13. Si l’on devait employer une analogie, on pourrait comparer le réseau myofascial à un orchestre où chaque instrument joue sa partition pendant que le chef d’orchestre synchronise chacun d’entre eux afin que la cacophonie devienne une symphonie. Cette description de l’enveloppe corporelle présente la couche fasciale profonde comme une seconde peau dévolue à la locomotricité et la parfaite harmonie des mouvements suppose aussi bien des propriétés rhéologiques viscoélastiques propres à assurer le glissement des éléments fasciaux entre eux que de nombreux capteurs mécanosensoriels fournissant les informations nécessaires à la régulation de la coordination chorégraphique.

A suivre : De Corporis Fabrica II : L’interstitium au coeur de la santé fasciale

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