La course humaine : un défi à la gravité pour maitriser la verticalité !

Introduction

Lorsque la vie, apparue initialement dans les océans, s’est peu à peu développé hors de ce bain originel pour coloniser les milieux terrestres, les contraintes gravitationnelles s’exerçant sur les corps a changé de nature. Du maintien de l’intégrité de leur système fascial face à la pression en milieu aqueux essentiellement basé sur l’équilibre liquidien, les organismes ont dû construire des structures membraneuses afin de se dresser au-dessus du sol. Les plantes sont devenues de plus en plus ligneuses alors que les cartilages des animaux sont devenus des os, relais essentiels d’une matrice membraneuse beaucoup plus collagénique. L’évolution des membres, issus des nageoires, chez les reptiles puis les mammifères leur a permis de braver l’attraction terrestre pour atteindre des vitesses étonnantes de plus de 100 km/h. En s’appuyant au sol, ils ont su tirer partie des propriétés dynamiques du système fascial pour propulser l’axe central contenant les organes vitaux. Cette stratégie locomotrice a abouti dans un premier temps à la quadrupédie, quasi-exclusivement adoptée par tous les mammifères. Cependant, par un étrange concours de circonstances, certains primates ont su tirer parti des contraintes environnementales pour défier la gravité et se dresser peu à peu sur leurs deux membres inférieurs. Pour aboutir chez homo sapiens à la bipédie qui se révèle être non seulement un mode de locomotion original mais peut-être surtout une étape essentielle au développement de leurs autres capacités exceptionnelles.

Charles Darwin avait déjà émis l’hypothèse, dès 1871, que le critère déterminant distinguant les humains ne serait ni la taille du cerveau, ni le langage, ni la fabrication et l’utilisation d’outils mais bel et bien la bipédie. Celle-ci semble effectivement un préalable à ces autres compétences plutôt que l’inverse. Chaque avantage acquis menant au suivant en apportant une meilleure efficacité de la bipédie, plus rapide et moins coûteuse en énergie… tout en préparant les conditions qui permettraient l’évolution du langage, de la spécialisation du membre supérieur pour la manipulation d’outils et in fine l’accroissement de la taille du cerveau ! Même si, à première vue, cette stratégie évolutive est surprenante de part les contraintes adaptatives qu’elle impose. Chez les autres vertébrés, seuls les oiseaux ont adopté ce mode de locomotion au sol pour la raison évidente que leurs membres supérieurs sont devenus des ailes. Plus surprenant encore, que ce soit pour sa prédation ou sa protecton, le genre homo ne fonde pas sa survie sur sa vitesse de mise en action caractérisée par une puissante et rapide poussée d’énergie (comme le font tout particulièrement les léopards ou les antilopes…) mais plutôt par sa capacité à poursuivre inlassablement ses proies jusqu’à l’épuisement. L’évolution de la lignée de homo vers cette stratégie trouve son origine il y a 5 à 8 millions d’années, en raison de changements climatiques au cours desquels les zones boisées d’Afrique ont commencé à s’assécher pour devenir des savanes propices à la course en terrain découvert. Au moment où les lignées des humains et des chimpanzés ont divergé…

Le changement climatique pendant l’évolution humaine. (Courbe adaptée de Zachos J et al)
La courbe de gauche montre comment la température des océans terrestres a baissé au cours des 20 derniers millions d’années, avec un événement refroidissant majeur à peu près au moment où les lignées des humains et des chimpanzés ont divergé. Cette courbe est développée à droite pour cibler les 5 derniers millions d’années. La température indiquée par la ligne centrale est la moyenne des nombreuses et importantes fluctuations (représentées par les zigzags). On notera l’important refroidissement au début de l’ère glaciaire.

Changement climatique : conséquences comportementales et corporelles

Comme le propose les Pr Lieberman et Bramble dans un article paru en 2004, l’évolution de la locomotion humaine serait la conséquence de contraintes environnementales qui, au cours d’un long processus, ont transformé peu à peu les corps des primates du clade des homos pour faire d’homo sapiens un athlète d’endurance hors pair. En effet, depuis 20 millions d’années la température des océans est en baisse de manière régulière avec une accélération ces 5 derniers millions d’années. Pour progressive et lente qu’elle ait été, elle a modifié le couvert végétal de la planète transformant les marges des grandes forêts tropicales en steppes boisées, contraignant les populations animales qui les habitaient à s’adapter. L’abondance de nourriture végétale faisant défaut, nos derniers ancêtres communs (Last Common Ancestors, LCA) simiens de ces régions, quasi-exclusivement frugivores, ont dû se rabattre de plus en plus fréquemment sur des aliments de dépannage. Ne trouvant plus de fruits mûrs disponibles en permanence, ils ont opté pour des tiges et feuilles fibreuses d’arbustes et de plantes herbacées pour la recherche desquels ils devaient souvent parcourir de grandes distances pour obtenir la même valeur nutritionnelle. On observe chez les orangs-outangs mais aussi les chimpanzés et certains petits singes une aptitude à la bipédie transitoire quand ils cueillent des baies et des fruits, voir à les transporter pour protéger leur récolte. Ce qui avantagerait les plus doués en période de pénurie.

Ce contexte devenant plus fréquent, un certain nombre de caractéristiques apparues chez certains individus pourraient leur avoir donner un avantage locomoteur déterminant pour leur efficacité et leur reproduction. Citons notamment les modifications de morphologie des hanches orientées plus latéralement, assurant plus de stabilité et de résistance, une cunéïformisation des vertèbres lombaires plus adaptée à la lordose et leur nombre passant de trois à cinq ou une augmentation de la raideur plantaire. Titubant moins en oscillation latérale et en fléchissant moins hanches et genoux, ces premiers hominiens ont ainsi acquis une locomotion plus efficace à la survie dans un contexte climatique changeant. Ces adaptations auront finalement été décisives puisque les humains consomment 4 fois moins d’énergie que nos cousins chimpanzés pour parcourir la même distance… Et même si d’autres arguments sont avancés pour expliquer la persistance de la bipédie (utilisation des outils, franchir des gués, approvisionnements des femelles par les mâles…), ils ne semblent pas résister à une analyse construite.

La marche ou l’australopithèque en vous !

Les ossements retrouvés de nos lointains ancêtres Australopithèques nous montrent qu’ils présentaient des caractéristiques spécifiques de la marche des homos, avec la capacité à produire un mouvement antéro-postérieur et non une oscillation latérale :

  • Des gros orteils courts et trapus, parallèles aux autres orteils
  • Une cambrure longitudinale du pied, une raideur de la voûte plantaire et une orientation des articulations vers le haut de la base des orteils lui conférant la capacité à raidir la partie médiane du pied lors de l’appui et d’exercer une poussée vers l’avant et le haut lors de l’impulsion.
  • Un calcanéum large et plat capable amortir les forces d’impact de la prise de contact au sol sur le talon, permettant à la jambe en suspension de se projeter en avant pour allonger le pas.
  • Des hanches permettant la rotation interne pour l’alignement du mouvement du genou sur un axe antéro-postérieur
  • Un bassin large nécessaire à l’arrimage osseux pour de puissants muscles stabilisant l’ensemble de l’axe rachidien sur un seul membre inférieur en phase d’appui. Même si l’on sait pas encore, faute d’ossements, s’ils possédaient déjà une lordose lombaire caractéristique des hominidés pour le positionnement au tronc de surplomber les hanches.

Les empreintes de pas découvertes à Laetoli (probablement Autralopithecus Afarensis) formant une piste tracée par plusieurs individus ayant traversé une plaine de cendre humide en Tanzanie du Nord, il y a environ 3,6 millions d’années, constitue la preuve qu’ils maitrisaient déjà une démarche « humaine », capables de marcher sans fléchir hanches et genoux… et possédaient des dents jugales adaptées à la mastication de végétaux contrairement à nos ancêtres simiens ! Cependant, ils possédaient encore de certains de leurs caractères, notamment des longs membres supérieurs leur permettant de continuer à grimper aux arbres et de s’y mouvoir aisément. Mais également un cerveau trois fois plus petit, des jambes encore courte… et un museau !

  • Le nombre de vertèbres lombaires cunéiformes plus nombreuses chez les femelles hominidés
  • l’accroissement de souplesse fasciale pendant la gestation permettant une compliance plus grande des tissus
  • une tonicité accrue du psoas et une meilleure élasticité du diaphragme humain, de nombreux auteurs citant cette fonction du diaphragme comme un critère essentiel de son apparition chez les mammifères et nous le pensons de son évolution chez les homos.

Le refroidissement s’accentue : les hominiens deviennent carnivores

Il y a 2,5 millions d’années, les calottes polaires descendant vers l’équateur, la surface des forêts denses et humides, habitats des grands singes, se réduit alors qu’augmentent les steppes. La diminution substantielle de la disponibilité des fruits abondants des forêts oblige les hominiens à se rabattre de plus en plus souvent sur des aliments des dépannage : racines, tubercules, bulbes et graines… Leur plus grande activité physique quotidienne consistant en une intense activité masticatoire ! Déjà dotés d’une bipédie avancée, les homos ont alors amorcé une grande révolution comportementale pour évoluer vers une alimentation plus carnivore et l’utilisation d’outils pour transformer leurs aliments. Et peut-être surtout, leur comportement est devenu moins individualiste pour partager nourriture, ravitaillement, tâches diverses et savoir-faire. L’ensemble de ces changements supposait une plus grande cohésion au sein des groupes entre individus avec un renforcement des liens affectifs et sociaux… et de nouvelles évolutions corporelles spécifiques.

Pour améliorer leur ordinaire alimentaire et mettre de la viande au menu, les successeurs des australopithèques ont du peu à peu développé des stratégies de prédation. Cependant, les meilleurs Homos actuels, tout comme leurs ancêtres, sont incapables de courir à plus de 37 kms/h plus de 20 secondes, alors qu’un léopard ou une antilope atteignent des vitesses deux fois plus véloces pendant 4 minutes. Leurs stratégies de chasse ne pouvaient donc pas reposer sur la vitesse, pas plus que sur leurs crocs (perdus par l’adaptation à la mastication …) ou la puissance de leurs griffes. Et les premières armes rudimentaires, comme des épieux, n’apparaitront qu’il y a 500 000 ans. Une première hypothèse repose sur le charognage, pratique courante en savane où les grands prédateurs ne prennent que les meilleurs morceaux. Encore faut-il se faire une place autour des restes de la carcasse. L’autre hypothèse, avancée notamment par Carrier, Bramble et Lieberman repose sur la pratique de la chasse à l’épuisement.

Cette stratégie ciblant un individu pour le séparer du troupeau, le pister et l’amener à s’échapper sans pouvoir se rafraichir en haletant, mêle des cycles de pistage en marchant à des phases de course jusqu’à ce que la température de l’animal atteigne un seuil fatal où il s’effondre. Avec une simple pierre un des chasseurs pourra alors l’achever sans prendre aucun risque… Pratiquée encore récemment dans différentes parties du globe, elle a été observée chez les Boschimans d’Afrique Australe, certains des peuples premiers d’Amérique ou les aborigènes d’Australie. Elle nécessite, outre ces capacités physiques d’endurance, une intelligence de chasse collective, un point d’eau pour reconstituer les réserves après la chasse et un habitat de steppes dégagé… Ces nouveaux comportements vont peu à peu sélectionner les individus les plus endurants selon deux grands critères :
Des adaptations myofasciales permettant de courir, en économisant l’énergie métabolique, sur de longues distances à des allures obligeant les quadrupèdes à passer du trot au galop léger
Des capacités de thermorégulation pour dissiper l’accroissement de chaleur corporelle alors que leurs proies passent en hyperthermie et s’immobilisent…

De la marche à la course d’endurance : faire parler les fossiles !

Afin d’étayer leurs hypothèses, les paléontologues ont étudié les preuves fossiles dont ils disposaient et, même si les archives fossiles à disposition sont peu nombreuses et parcellaires, ils ont systématiquement étudié et identifié certaines preuves de la présence de caractéristiques osseuses témoignant de la présence de quatre spécificités de la course d’endurance : énergétique, robustesse, stabilisation et thermorégulation (le tableau de synthèse ci-dessous regroupe l’ensemble de ces éléments).

Caractéristiques dérivées du squelette humain avec leurs rôles fonctionnel pour la course
CE/M indique les traits caractéristiques qui améliorent les performances de course d’endurance et de marche d’endurance, respectivement ; CE>M indique les traits qui apportent un bénéfice aussi bien à la course qu’à la marche, mais qui ont un effet supérieur pour la course d’endurance.

Un design myofascial apportant des économies spécifiques pour la course…

Aux évolutions anatomiques des australopithèques, on observe chez ses successeurs, homo habilis et homo erectus, un certain nombre de changements leur conférant des gains d’énergie pour la course. Les membres inférieurs humains possèdent de nombreux tendons longs et élastiques reliés à des fascicules musculaires courts formant autant de ressorts qui peuvent emmagasiner beaucoup de déformation lors de l’appui au sol, restituée au moment de l’impulsion. Au sein du fascia crural, le tendon d’Achille, qui forme une continuité avec l’aponévrose et les muscles plantaires à travers le calcanéum, le long fléchisseur de l’hallux, le tractus ilio-tibial et le muscle long péronier sont particulièrement impliqués dans ce mécanisme. On estime à 50% le gain en coût métabolique ainsi obtenu pour la course.

Courbe d’hystérésis type pour le fascia aponévrotique sujet à un cycle de charge-décharge.
Les deux courbes ne coïncident pas à cause de l’énergie dissipée par le tissu via des phénomènes non élastiques. La zone se trouvant sous la courbe de charge est proportionnelle au travail externe réalisé. La zone se trouvant sous la courbe de décharge est proportionnelle à l’énergie stockée de manière élastique lors de la charge et libérée lors de la décharge. La zone fermée (hystérésis) est proportionnelle à l’énergie dissipée. Si la zone d’hystérésis est petite, cela signifie que le fascia présente une forte capacité à stocker le travail mécanique externe sous forme d’énergie de déformation pour minimiser la dissipation d’énergie. Et donc à bien glisser…

Pour que ce mécanisme de ressort des membres inférieurs soit optimal, les pieds présentent des adaptations essentielles pour permettre la transmission de la déformation au moment de l’appui au sol. A partir d’homo Habilis, certaines caractéristiques comme un gros orteil définitivement adducté dans le sens du mouvement et une articulation calcanéo-cuboidienne permettant la limitation de la rotation entre l’arrière pied et le tarse antérieur permettant l’étirement passif des structures fasciales plantaires optimisent le ressort que constitue le pied lors d’une frappe médio-pied. En créant ainsi une lame/ressort global permettant le rebond du corps à chaque foulée, l’homme a développé, à l’instar des autres mammifères cursoriels mais en bipédie, une double allure fondée sur deux stratégies mécaniques différentes : pendulaire pour la marche, masse-ressort pour la course. Si cette voûte plantaire axée présente des caractéristiques adaptées aussi bien à la course qu’à la marche, elle apporte un gain plus important pour la course avec un renvoi d’énergie de l’ordre de 17% sur chaque appui.

Economie de la marche et de la course : une histoire de ressorts
Dans la marche, la jambe fonctionne comme un pendule inversé, élevant le centre de gravité dans la première moitié du cycle avant de le laisser redescendre dans la deuxième moitié. Dans la course, la jambe fonctionne plutôt comme un ressort ; elle se contracte lorsque le centre de gravité s’abaisse dans la première moitié de la foulée, ensuite elle se détend pour aider à pousser le corps vers le haut dans la deuxième moitié de la foulée puis le propulser dans un saut. Efficace pour la mécanique masse-ressort de la course, le système myofascial humain ne serait pas aussi bénéfique énergétiquement pour la dynamique de pendule inversé de la marche. On estime à 50% le gain en coût métabolique ainsi obtenu pour la course.

L’augmentation de la longueur des membres inférieurs chez homos Habilis et Erectus, de l’ordre de 10 à 20%, se révèle être un autre facteur évolutif majeur. Dès lors que le coût énergétique de chaque pas reste identique, cette longueur supplémentaire entraine un allongement de chaque enjambée avec une diminution substantielle du coût énergétique pour une même distance.

La vitesse de course chez l’homme est ainsi la combinaison de la longueur des jambes avec la dynamique des ressorts. Contrairement aux quadupèdes, la fréquence des foulées varie peu, l’accélération d’allure est la conséquence de l’allongement de la foulée par une augmentation minime de la contraction musculaire, aux vitesses de course d’endurance. Ce qui explique le pourcentage très élevé de fibres musculaires lentes chez les Homos, fortement oxydatives et donc résistantes à la fatigue, lui permettant des raids longs sans acidification lactique excessive.

Associé à une robustesse squelettique exceptionnelle

Pour résister à ces alternances de compressions/tractions s’exerçant sur les structures, les surfaces articulaires se sont élargies pour répartir les contraintes cartilagineuses. Les Homos présentent des genoux, des hanches, des sacro-iliaques et un centre lombaire plus large comparativement à leur masse corporelle. Les diaphyses se sont également renforcées en s’épaississant pour augmenter leur résistance aux contraintes en flexion. D’autres adapatations géométriques comme le raccourcissement du col fémoral et la diminution de la largeur inter-acétabulaire ont permis de diminuer les bras de leviers horizontaux pour limiter les moments de flexion latéraux.

Reconstitution de femelles de trois espèces du genre Homo : H. erectus, H. neanderthalensis et H. sapiens. On notera la similitude générale des proportions corporelles, mais aussi le cerveau plus volumineux de la Néanderthalienne, la face plus petite et la tête plus arrondie de l’humaine moderne. Reconstitutions © 2013 John Gurche.

L’équilibre dynamique de la bipédie : le passage d’une reptation horizontale à une ondulation verticale

La fascination des mâles humains pour la démarche ondulante de leurs femelles, surtout montées sur des talons vertigineux, doit tout au défi que représente la stabilité de leur étrange choix de locomotion. En effet, la voie de la bipédie n’a pas été la première explorée par les mammifères qu’ils soient ou non capables d’endurance. Nos ancêtres vertébrés les plus lointains comme les poissons ont développé une locomotion fondée sur une contraction alternée de leurs muscles intercostaux générant un mouvement ondulatoire de la tête à la queue, très efficace pour se propulser dans l’eau. Les premiers tétrapodes terrestres ont ensuite continué à utiliser cette ondulation en ajoutant des mouvements antéropostérieurs de leurs membres, dérivés des nageoires, pour amplifier leur action au sol. Les mammifères, montés sur leurs pattes, ont conservé cette alternance pour se propulser sur les membres antérieurs et postérieurs. Pour changer d’allure, entre le pas, le trot et le galop, les espèces cursorielles opèrent une transition d’un mécanisme pendulaire à celui d’un système masse ressort, pour rebondir selon une séquence répétitive, juchés sur leurs phalanges aux extrémités de leur membres. Par un étrange hoquet de l’évolution, nos ancêtres simiens n’ont pas suivi cette évolution et n’avaient pas cette capacité à « sautiller » sur le bout de leur membres. Capables de jaillir rapidement ou de se suspendre aux couverts végétaux, ils ont adopté une locomotion plus adaptative afin de répondre à la complexité de leur environnement forestier. Au gré des changements climatiques, avec la disparition des forêts tropicales, ils auraient fait des choix stratégiques privilégiant l’endurance afin de parcourir de grandes distances pour trouver des ressources végétales puis animales. La bipèdie a progressivement transformé le corps des homos en conservant les particularités les plus adaptées à la marche puis à la course comme nous l’avons vu précédemment. Cependant, nos gènes hérités des poissons ont continué à dicter les schémas moteurs qui leur avaient permis de tirer parti de l’ondulation horizontale de leurs prédécesseurs en la transfèrant dans la verticalité, bravant fièrement la pesanteur.

La stabilisation bipède

Intrinsèquement instable, la démarche bipède a fait évoluer la dynamique alternée des membres supérieurs autant que celle des membres inférieurs pour relever le défi de cet équilibre précaire. A la course, les couples de forces en jeu sont trop importants pour être stabilisés par les antagonismes musculaires, surtout pendant la phase de suspension. C’est la dissociation des différents étages de l’axe rachidien animé par la dynamique de reptation qui, faisant alterner les rotations horizontales autour d’un axe rachidien vertical de la tête au bassin, va constituer le contrebalant efficace.

Dans le plan horizontal, la stabilité de la marche est rendue possible par le jeu musculaire des abducteurs et des rotateurs internes des membres inférieurs mais également par le mouvement alterné des membres supérieurs. Lorsqu’un des pieds est au sol, l’inertie générée par l’accélération du membre inférieur oscillant est contrecarrée par ce mouvement en opposition de phase des membres supérieurs. Cette alternance suppose plusieurs adaptations morphologiques :
Une taille mince permettant la dissociation entre le bassin et le thorax
Un cou allongé assurant celle du thorax et de la tête avec peu de connexion entre le crâne et la ceinture pectorale (seulement une portion cléïdomastoidienne du trapèze au lieu des rhomboïdes, des atlanto-claviculaire et des trapèzes supérieurs des chimpanzés)
Des épaules larges pour augmenter le bras de levier latérale du balancement des bras
Un certain nombre d’adaptation de la forme du crâne afin de favoriser l’horizontalité du regard en position érigée tout en compensant l’accélération inertielle de la tête entrainée en extension par le mouvement du reste du corps.
L’apparition du ligament nucal chez Homo Erectus, absent même chez les australopithèques mais que l’on retrouve chez les autre mammifères cursoriels (chiens, chevaux, lièvres) ou avec une tête massive comme les éléphants.

Deux lignes de contraintes (à la face postérieure) sur lesquelles s’alignent les travées collagéniques fasciales aponévrotiques des membres inférieurs :
– la première antéro-postérieure parcourant les érecteurs du rachis, le grand fessier, les ischio-jambiers, le triceps pour finir par l’aponévrose plantaire et le long fléchisseur sur les métatarsiens et les phalanges
– la seconde, stabilisatrice latérale, arrivant de la scapula opposée, passant en travers du Fascia Thoraco-Lombaire pour venir rejoindre, via la bandelette ilio-tibiale, les péronniers latéraux qui se terminent sur les bases des Vème et Ier métatarsiens et le cuboïde.

Dans le plan antéropostérieur, l’augmentation de l’inclinaison antérieure du tronc et de la tête déplaçant le centre gravité en avant des pieds, plus important à la course qu’à la marche permet d’économiser de l’énergie de propulsion. En utilisant le jeu des ressorts myofasciaux qui emmagasinent l’énergie potentielle de cette projection. On trouve la trace de cette évolution mécanique dans les squelettes avec une augmentation de la zone d’attache sacrée et pelvienne des erector spinae et un élargissement du grand fessier. Au carrefour de ces deux muscles, le développement du fascia thoraco-lombaire spécifiquement développé chez l’humain, qui pourrait être un intégrateur mécanique essentiel à la stabilisation de la lordose lombaire à moindre coût énergétique, jouerait un rôle central dans la transmission des ondes montantes et descendantes entre les membres inférieurs et le tronc vers la tête.

Enfin, à ces adaptations anatomiques s’ajoutent le développement de canaux semi-circulaires, notamment le postérieur nettement plus grand chez Homos erectus que chez les grands singes et les australopithèques. En détectant la vitesse de tangage, de roulis et du mouvement de lacet (se manifestant par l’oscillation de la queue de cheval chez les individus aux cheveux longs), ils assureraient le contrôle neurosensoriel nécessaire à contrôle gyroscopique céphalique pour maintenir la stabilité visuelle.

Illustration des différentes formes corporelles de base entre A. Afarensis (à gauche) et H. Erectus (à droite) mettant en évidence les caractéristiques qui apparaissent chez H. Erectus améliorant ses performances de course d’endurance. Les caractéristiques entre parenthèses ne sont pas encore connues (dans le ied) ou relèvent de reconstructions hypothétiques. Notez que la position de l’épaule (indiquée avec un *) chez H. Erectus n’est pas résolue à l’heure actuelle (Modifié par Bramble et Lieberman)

La thermorégulation et hydratation : un enjeu vital dans un environnement aride et chaud

Outre la posture érigée qui diminue la surface d’exposition corporelle, le développement des glandes sudoripares sur l’ensemble de notre revêtement corporel, et la disparition de notre fourrure, a permis à Homo Erectus de se mouvoir en pleine chaleur. La sueur en s’évaporant refroidit toute la surface cutanée et les réseaux capillaires sous jacents, isolant l’organisme de la chaleur ambiante. La troisième spécificité propre à homo habilis et homo erectus est la conformation nasale parfaitement adaptée à la ventilation en milieu sec. Les os turbinaux, en augmentant la surface de contact entre les muqueuses et l’air et en générant des tourbillons chaotiques, participent à l’humidification de l’air inhalé et retenant l’eau lors de l’expiration. Cette particularité permet une ventilation efficace sans dessécher les alvéoles pulmonaires, maintenant ainsi des paramètres respiratoires optimaux… en nous affublant d’un appendice plein de charme ! Comme l’a bien montré J Talmant, le nez fonctionne comme une tuyère inversée accélérant le flux aérien en filtrant l’air ambiant avec une dépense minime d’énergie supplémentaire des muscles ventilatoires. Seule condition pour que cette fonction soit optimale : que l’orifice buccal soit clos et la langue en position haute, sa pointe affleurant la papille rétro-incisivaire du maxillaire. En conditions fonctionnelles, cette conformation ventilatoire est conservée chez les homos aussi bien à la marche qu’à la course, tant que l’on reste à des allures compatibles avec l’endurance, en dessous du seuil anaérobie.

Bipédie et civilisation !

Globalement, l’ensemble de ces adaptations à la course ont contribué à l’évolution définitive d’homo sapiens vers une bipédie permanente, à la différence des autres bipèdes chez qui elle n’est qu’intermittente. Ses modifications anatomiques permettant la dissociation membres inférieurs-pelvis/membres supérieurs-thorax/Tête avec une taille fine et un cou allongé sont la conséquence d’adaptations fonctionnelles locomotrices qui ont offert à nos ancêtres des opportunités nouvelles en libérant l’épaule et le membre supérieur pour une utilisation optimale de la main ainsi qu’une dissociation du rythme respiratoire de celui de la locomotion, prédisposant au développement de compétences phonatoires nécessaires au langage articulé. C’est ainsi tout le développement cognitif d’homo sapiens et son évolution culturelle complexe qui, en raison de cette adaptation verticale improbable, sont consécutives à notre extraordinaire capacité pour la course d’endurance. La question ne se pose donc pas de savoir si nous sommes capables de courir mais plutôt pourquoi nous en sommes arrivés à en douter !

Au moment où les humains s’affranchissent définitivement de l’attraction terrestre en conquérant l’espace, les premiers spationautes sont confrontés à ce défi à notre système fascial. L’environnement microgravitaire, beaucoup plus encore que la sédentarité à l’origine de la dysévolution théorisée par Lieberman, entrainera le système fascial vers une nouvelle évolution…

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