C’est à un congrès international inédit auquel nous avons assisté vendredi 31 mai et samedi 1er juin, à la hauteur du 150 ème anniversaire de la naissance de l’ostéopathie ! Et en choisissant de le consacrer aux fasciae, si chers à son fondateur A.T. STILL, les organisateurs Ludovic Bouvier et Etienne Maillé ont parfaitement illustré le coeur de sa philosophie. Longtemps resté un concept anatomique, même si Bichat consacrait dès 1799 un traité aux « membranes » et si STILL s’appuyait intuitivement sur la continuité de ce tissu pour en faire le support de son action thérapeutique manuelle, les fasciae n’ont fait l’objet de l’attention des chercheurs que ces vingt dernières années.
C’est avec la parution en 2014 de l’« Atlas Fonctionnel du Système Fascial Humain » de la Pr Carla STECCO que les anatomistes, les biologistes et les thérapeutes découvrent enfin l’anatomie et l’importance fonctionnelle mécanique et biologique de ce tissu jusqu’ici ignoré. Changeant définitivement de paradigme, la vision d’une anatomie faite de structures discrètes fonctionnant certes ensembles mais sans liens mécaniques avérés disparait pour laisser apparaitre un corps interconnecté par ces membranes omniprésentes. Ubiquitaires, les fasciae s’immiscent partout pour créer le support mécanique matriciel nécessaire à la vie des cellules au sein de notre corps, indissociable de la composante matricielle liquidienne qui les baigne, formant un véritable système fascial. Les quatre orateurs invités à partager leurs recherches et leurs expériences respectives sur les fasciae, issus d’horizons très divers, nous en ont brossé un panorama scientifique et thérapeutique éclectique.
Légitimement, c’est la professeure Carla STECCO, orthopédiste et anatomiste, autrice du premier ouvrage anatomique exclusivement consacré au système fascial, qui a ouvert ce congrès par une présentation de ses travaux. Illustrant ses propos par une iconographie aussi bien macroscopique de ses dissections que microscopique micro-histologique, elle a démontré les liens existants entre les différentes échelles d’organisation du vivant. Après nous avoir rappelé la systématisation anatomique des fasciae superficiels et profonds, elle en a exposé les caractéristiques mécaniques respectives. Elle a ensuite présenté ses travaux plus récents sur les interactions neuro-mécanobiologiques, notamment hormonales, auxquelles réagissent les fibroblastes, véritables bâtisseurs mécanosensibles, influant sur les propriétés fasciales.
C’est ensuite le Dr Jean Claude GUIMBERTEAU qui nous a transporté au coeur de la Matrice ExtraCellulaire avec les vidéos étonnantes réalisées à l’aide de ses sondes coelioscopiques équipées de caméras à haute résolution. Nous invitant à un voyage intérieur au sein du vivant, il nous a fait découvrir une architecture matricielle d’une délicatesse incroyable, capable de se déformer dans tous les plans pour s’adapter à chacun de nos mouvements. Ces structures à la géométrie stochastique abritent et transportent nos cellules, dont il nous a montré l’étonnante dynamique au coeur de cet échafaudage matriciel…
Michèle TARENTO nous a rappelé les fondements de la tenségrité conceptualisée par l’architecte américain Buckminster Fuller. Construisant des structures fondées sur la répartition et l’équilibre des contraintes mécaniques, cette conception architecturale s’illustre tout particulièrement à l’aide de l’icosaèdre. Cet objet géométrique est en effet capable de se déformer en retrouvant ensuite sa forme initiale au gré des contraintes de tractions et de compressions auxquelles il se trouve soumis. C’est au chirurgien orthopédiste Stephen Levin et au biologiste Donald Ingber que l’on doit la transposition, dans les années 70, de ces concepts à l’architecture corporelle avec la biotenségrité. Plus récemment, le biologiste et ostéopathe anglais Graham Scarr et l’ostéopathe français Jean François Megret ont intégré cette approche à la pratique ostéopathique avec un modèle biomécanique permettant tout à la fois de rendre compte de la continuité tissulaire et de l’équilibre complexe des contraintes internes de l’organisme.
Quatrième intervenant, Pierre TRICOT a développé sa conception tissulaire complexe du corps en commençant par nous interpeller par son approche sémantique. En effet, si les fasciae peuvent être observés et décrits par l’anatomiste, le chirurgien ou l’architecte, il est nécessaire que le thérapeute soit conscient que sa perception lui est propre et sera toujours juste de son point de vue. En nous mettant en garde contre les interprétations, tout particulièrement les modélisations limitatives de la réalité fasciale, il invite chaque praticien à exercer son contact avec le corps de ses patients. Jouant sur la pression/tension, la densité, la vitesse, nos mains pourront appréhender la dynamique interne qui caractérise chacun d’entre nous pour en détecter les zones de fixité sources de stagnation matricielle et des dysfonctionnement cellulaires, à l’origine de nos pathologies les plus diverses.
L’ensemble de ces exposés, et des débats qu’ils ont fait naître, ont permis aux participants de commencer à entrevoir la complexité tissulaire du corps dont le système fascial semble constituer le support membraneux nécessaire à son intégrité et à sa stabilité antigravitaire. De la richesse de ces communications ont émergés deux axes essentiels ouvrant des perspectives de réflexions et de recherches.
Le premier a donné lieu à un vif échange entre Pierre TRICOT et Jean Claude GUIMBERTEAU, tous deux émettant l’hypothèse d’une «conscience cellulaire » pour expliquer la dynamique des cellules mais le second refusant d’aller jusqu’à en accepter la transcendance. Illustrant l’éternelle ambivalence entre le scientifique qui éclaire les mécanismes du vivant et le philosophe qui ne peut éluder la nature de l’étincelle originelle qui donne vie à chaque cellule.
La seconde question, plus implicite qu’explicite, porte sur ce qui semble être une opposition entre deux conceptions tissulaires du système fascial. La première, illustrée par la magie des images du Dr GUIMBERTEAU, montre ce qui semble être une continuité matricielle totale. La seconde, apportée par les observations et les descriptions de la Pr Carla STECCO, propose une conception corporelle feuilletée, si chère à Bichat. Cependant, cette apparente opposition conceptuelle ne nous semble en rien irréconciliable comme le montrent les coupes histologiques microscopiques : tout dépend du niveau d’organisation et de l’observation qu’en font nos organes sensoriels limités, notamment oculaires. A l’échelle macroscopique, il est difficile de ne pas distinguer des couches membraneuses plus denses, fasciales, entre lesquelles s’interposent des couches liquidiennes beaucoup plus aqueuses. A l’échelle microscopique, cette apparente discontinuité disparait par laisser apparaitre une continuité avec des densités de matériel matriciel variables. Tout l’enjeu, pour les praticiens comme pour les chercheurs, résidera à l’avenir dans leur capacité à distinguer ou à réunir ces aspects selon les questions qui leur seront posées. Cela doit nous inciter à toujours nous interroger sur la sémantique pour définir le véritable sens d’une question et le cadre dans lequel elle sera débattue, comme nous y a invité Pierre TRICOT, véritable anthropologue de l’ostéopathie en particulier et de notre rapport aux corps en général.