Tout à la fois fascinants et mystérieux, invisibles tout en étant omniprésents, nous faisons l’expérience des fasciae dans chacun de nos gestes comme Monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir. Enveloppant notre corps comme une seconde peau mécanique sous cutanée que les fibres de nos muscles animent, le système fascial est aussi, et peut-être avant tout, le siège de notre proprioception. Ce sixième sens littéralement « propriété de nous-même » nous est tellement intuitif que le langage populaire l’a assimilé à notre sensation d’être en bonne santé. Ainsi « nous nous sentons bien » ou « en forme » quand tout va bien et après une maladie nous sommes « remis sur pieds ». Nous aimons marcher, danser, chanter, nous agiter en tous sens quand tout fonctionne et que nous prenons plaisir à bouger. Mais qu’un simple grain de sable dérègle la fluidité de cette mécanique et le mouvement nous devient difficile, douloureux jusqu’à parfois être insupportable. Alors notre corps nous pèse et nous semble tout à coup étranger !
C’est en 1983 qu’eut lieu ma première rencontre avec les fasciae lors d’une blessure sportive, une banale entorse de cheville, soignée quasi-instantanément sur le bord d’une piste d’athlétisme par un ostéopathe qui m’affirme avoir « traiter les fasciae ». Cette expérience sensible d’une « dysfonction fasciale » et de sa guérison par la magie des mains du praticien a certainement été une forme de révélation. Il me fallait apprendre cet art et surtout comprendre les mécanismes qui régissent notre corps et permettent sa réparation. Adolescent, je ne doutais de rien et encore moins qu’il me faudrait autant d’années pour commencer à lever, ne serait-ce qu’un peu, du voile qui entoure les mystères des fasciae…
Plus de dix ans plus tard, après l’obtention du diplôme de kinésithérapeute en 1989, puis de celui d’ostéopathe en 1994, quelques stages de fasciathérapie avec Danis Bois, des post-gradués à Maidstone en Angleterre, les fasciae continuent à m’échapper. Chez mes patients je les perçois, les touchent, les étirent, les compriment, les soignent mais ils se refusent résolument à me révéler leur véritable nature.
La première avancée eut lieu en 1995 lorsque je découvre les fonctions oro-faciales et surtout les rôles essentiels que jouent les muscles de la langue dans la croissance maxillo-faciale. S’ouvre dès lors un chapitre essentiel qui m’amène à découvrir le rôle des fonctions rythmiques, principalement la ventilation, la déglutition et la mastication dans le développement et le modelage corporel. Ma participation de 1996 à 2020 à la consultation d’occlusodontie de l’hôpital Saint Antoine menée par les Pr Albert Jeanmonod et Françoise Darmon, chirurgiens-dentistes et spécialistes de l’occlusion, m’a initié à la pratique multidisciplinaire en collaboration avec des orthodontistes, des orthophonistes mais également avec les services de stomatologie, d’ORL et de pneumologie. La diversité d’approche de ces différentes disciplines m’a amené à découvrir peu à peu l’influence complexe, aussi bien fonctionnelle que structurelle, qu’exercent les fonctions rythmiques principalement la ventilation. Au fil des années, cette pratique hospitalière hebdomadaire m’a convaincu de l’évidence de l’action des forces mécaniques en biologie tout autant que d’une continuité tissulaire nécessaire à la transmission des contraintes cycliques au sein de l’ensemble de l’organisme.
Afin d’explorer cette piste biomécanique, je décidai en 1999 de m’inscrire au D.E.A. de génie biologique et médical, option biomécanique de l’ENSAM Paris. Après une année de cours commun avec des ingénieurs et des cliniciens (orthodontiste, chirurgiens orthopédistes et vasculaire, kinésithérapeute), la seconde année fut consacrée à un projet de recherche étudiant la cinématique cervicale sous la direction du Pr François Lavaste, avec les ingénieurs du laboratoire. Cette collaboration a constitué une étape essentielle en me permettant de confronter mes intuitions et mes expériences cliniques avec la méthode scientifique. Le diplôme obtenu en 2001, je continuai pendant les trois années suivantes à participer à différents travaux avec les équipes de l’ENSAM et du Pr Pierre Portero qui ont donné lieu à deux publications. Si cet épisode m’a permis d’acquérir la patience et la rigueur de la recherche expérimentale, il m’a surtout convaincu que la biomécanique était insuffisante pour apporter des réponses à mes questions « fasciales ». Centrée uniquement sur le niveau anatomique et surtout n’étudiant les phénomènes mécaniques que de manière discrète sans pouvoir proposer de méthode permettant d’appréhender la continuité des tissus, il m’apparaissait que les phénomènes mécaniques observés à l’échelle anatomique et tissulaire ne pouvaient découler que de mécanismes impliquant les cellules au sein de la Matrice Extra-Cellulaire (MEC).
A partir de 2005, patiemment, je commençai à scruter les publications scientifiques à la recherche de travaux expérimentaux explorant les phénomènes biologiques liant mécanique et biochimie. A cette époque, les travaux scientifiques impliquant les forces en biologie commençaient juste à émerger, le terme mécanobiologie restant encore très confidentiel. Enfin en 2012, un premier ouvrage est consacré aux fasciae, compilant les publications présentées aux Fascia Research Congress de 2007, 2009 et 2012 (Boston, Amsterdam, and Vancouver) : « Fascia : The Tensional Network of the Human Body ». Cet ouvrage présentait pour la première fois une synthèse des connaissances anatomiques et histologiques et envisageait les fascias aussi bien comme un vecteur de transmission mécanique que comme un organe neuro-sensoriel à part entière. Surtout il abordait la place des fasciae en physiologie au sein de la MEC et évoquait l’influence du pH et des facteurs métaboliques sur leurs propriétés mécaniques. Suivie en 2014 de la publication du « Functional Atlas of the Human Fascial System » du Pr Carla Stecco, première description anatomique méthodique et systématique du système fascial humain, il apparaissait évident que nous assistions à l’émergence d’une nouvelle conception du corps fondée sur les fasciae.
Tout en continuant à suivre les avancées des recherches en mécanobiologie, j’avais par ailleurs été sollicité par Camille Gossard, rencontré en 2008 lorsque, recruté comme chargé de projet par la HAS, nous avions collaboré à une étude sur les cervicalgies. A Ostéobio, après l’histoire de la médecine et de l’ostéopathie en 2009, j’enseignai à partir de 2016 la respiration et la ventilation humaine, véritable cœur de ma pratique aussi bien hospitalière que libérale. Cette expérience pédagogique a été extrêmement riche en découvertes, nécessitant un travail de synthèse afin d’éveiller les étudiants à la complexité de cette fonction, jonglant avec les niveaux d’organisation pour passer de l’adaptation ventilatoire au niveau anatomique à la nécessité respiratoire à l’échelle cellulaire et mitochondriale. Ces cours, englobant aussi bien les aspects fondamentaux que les techniques pratiques et les aspects cliniques, ont été l’occasion de transmettre ma conviction de l’omniprésence des rythmes dans les phénomènes du vivant et de leur pouvoir structurant sur l’ensemble des tissus. En pratique, je m’efforçai de faire toucher du doigt aux étudiants ces ondes qui nous traversent à chaque instant, démontrant de manière évidente la continuité tissulaire de notre corps. Cependant, en décalage avec l’enseignement anatomique discontinu dispensé par ailleurs, il m’apparut incontournable d’aller observer et expérimenter par moi-même cette continuité anatomique fasciale décrite dans l’atlas du Pr Carla Stecco afin de l’intégrer dans mon enseignement.
Après avoir participé en décembre 2019 à la première session d’enseignement en France de Manipulation Fasciale Stecco à Rennes, ce fut à la Winter School à Padoue, en février 2020, qu’eut lieu ma première véritable rencontre anatomique avec les fascias. Puis, ironie du sort, le confinement me donna l’opportunité pendant ces deux mois « hors du temps » de pouvoir me consacrer pleinement, en collaboration avec l’éditeur TITA éditions, à la traduction française de l’Atlas Fonctionnel du Système Fascial Humain. Ce travail long et fastidieux a constitué une parenthèse anatomique de plus de six mois où chaque phrase a été lue et relue et les moindres détails de l’ouvrage assimilés. Afin d’en appréhender toutes les nuances, il m’a obligé à un intense travail de recherche bibliographique où je pris conscience d’une véritable explosion du nombre de publications en mécanobiologie au cours de ces dix dernières années. La diversité des phénomènes étudiés aux échelles intra-cellulaire, matricielle, tissulaire et corporelle permettait maintenant de poser un cadre scientifique apportant des interprétations rationnelles à mes observations, mes intuitions et aux relations cliniques accumulées au cours de ces plus de trente années de pratique. Surtout l’aspect le plus saisissant fut de découvrir que, si le système fascial était devenu incontournable, l’interstitium qui lui est conjoint se dévoilait aux implications encore plus vastes. Pendant liquidien aux diverses couches membraneuses du système fascial, dévolu au glissement des fasciae entre lesquels il s’interpose aussi bien qu’à la nutrition des cellules qu’il baigne, ce milieu aqueux interstitiel est animé par les vagues incessantes imprimées par les ondes de nos fonctions rythmiques. Fascia et interstitium forment ainsi un duo inaliénable dans les moindres espaces de notre corps, les premiers transmettant les forces de tractions et le second réagissant avec ces composants spécifiques aux efforts en compression et en cisaillement.
Ce blog se propose d’être un médium destiné à vous communiquer un peu de ma passion de thérapeute manuel pour le vivant. Fruit de mes observations, de mes réflexions et de mes lectures, il tentera de vous faire partager comment mes perceptions, proprioceptives et tactiles surtout, ainsi que mes connaissances scientifiques essaient d’éclairer le fonctionnement de notre organisme. Par le fil conducteur des fasciae et de son corollaire, l’interstitium, j’essaierai de vous familiariser avec ce territoire, souvent étrange et étranger, qu’est notre corps. Et surtout nous envisagerons leurs interactions à chaque niveau d’organisation du plus petit, en abordant jusqu’aux mécanismes intra-cellulaires, au plus grand, en envisageant leurs implications neuro-biologiques face aux influences sociales et environnementales. Enfin, pour que ce site ait le souffle nécessaire à donner de l’énergie à ces récits, la rythmicité ventilatoire, fonction mécanique indispensable à toute respiration aérienne, sera un thème récurrent, pour ne pas dire omniprésent. Tel le Qi qui anime les corps et rythme la vie !